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Wry face, by "The Expressionist"
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1. INTRODUCTION
Il existait (et il existe toujours) une curieuse tendance, dans l'histoire des religions, de penser générales et universelles les notions fondamentales de la religion: on traitait donc la catégorie de mythe, comme celle de rite ou de magie, comme des termes qui seraient capables de décrire toutes les religions de toutes les sociétés et toutes les époques. La réflexion sur la validité de ces catégories n'a commencé, qu'il y a peu: ce fut, dans le champ de la mythologie classique, Marcel Detienne à poser cette question pour la première fois;[1] il y a peu, Claude Calame reprit la question en se demandant si "mythe" fut vraiment un catégorie indigène en Grèce;[2] presque en même temps, je me suis occupé moi-même de l'origine de la science mythologique moderne que je pense inaugurée par Christian Gottlob Heyne au milieu du XVIIIe siècle, époque que Detienne avait totalement négligée dans sa discussion.[3] En ce qui suit ici, je vais reprendre les deux trames de cet argument, en jetant un autre regard sur l'évolution de la notion de mythe, en Grèce et à Rome aussi bien que pendant les débuts de notre discours scientifique, à l'âge des lumières. Les résultats de cette réflexion peut-être n'intéresseront pas seulement les antiquisants: donné le fait que les instruments herméneutiques dans presque toute analyse culturelle proviennent de la pensée et de la catégorisation européennes, l'histoire de ces catégories concerne toute la science sociale et culturelle.[4]
2. L'INVENTION DU MYTHE AU VE SIÈCLE
À l'intérieur de la culture grecque, le mot "mythe", mûthos, n'apparait qu'au cours du Ve siècle comme terme spécifique pour un certain type de récit.[5] Auparavant, les narrations "mythiques" avaient été désignées aussi bien par lógos ou épos que par mûthos; à cet époque, tous ces trois termes désignaient soit le mot isolé soit la composition de mots dans une phrase ou une narration. Cela reflète le fait que, dans la culture archaïque, le mythe n'avait pas de position spéciale parmi les différents genres de récits littéraires: mythe, cela était, tout ce que le poète racontait.
Ce n'est donc qu' avec l'arrivée d'autres contenus narratifs —le discours philosophique (celui des penseurs présocratiques d'abord, des sophistes et des Socratiques plus tard) et le discours des historiens, à commencer par Hécatée de Milète— que le mythe a commencé à jouer un rôle à part. Bien que d'abord la philosophie présocratique ne semble pas avoir provoqué une réflexion sur le statut des narrations: même quand ils offraient une réflexion cosmologique bien différente de celle d'Hésiode et des autres poètes théologiques, les philosophes présocratiques ne se souciaient point de la catégorisation de leurs récits —ce qui confirme l'opinion, vieille déjà, de Werner Jaeger qu'il ne faut pas construire une rupture dramatique et fondamentale entre les premiers présocratiques et la tradition mythique et religieuse.[6] Le seul à marquer une opposition, parmi les prosateurs philosophiques, envers les récits traditionnels ce fut, vers la fin de l'époque archaïque, Héraclite d'Ephèse— bien que cette opposition ne s'exprime, dans nos fragments, que dans une polémique virulente contre les grands poètes (Hésiode, Homère, Archiloque) sans nous donner des indications sur le choix d'un discours nouveau et d'une critique des mythes traditionnels,
La situation est plus révélatrice pour les philosophes hexamétrisants, Xénophane, Parménide et Empédocle. Parménide appelle mûthos ce que la Vérité lui fait raconter dans ses vers:
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Il ne sépare donc pas des récits traditionnels, bien que lógos, chez lui, devienne plus étroitement le raisonnement rationelle, ce qui aboutira dans la terminologie platonicienne, biens plus stricte. Cela se comprend chez un philosophe qui a choisi la forme traditionelle, hexamétrique, pour exposer sa pensée toute nouvelle: le choix des formes traditionelles a des raisons rhétoriques, persuasives. Il ne surprend donc pas de retrouver le même usage chez l'autre présocratique hexamétrisant, Empédocle, qui exhorte son lecteur:
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Dans les deux cas, le choix de la forme poétique n'implique pas seulement un choix de forme, mais aussi un choix de publication et d'importance: le poème hexamétrique n'est pas destiné à une transmission livresque comme le livre de prose,[9] mais à la récitation formelle; elle se soumet donc au jugement du groupe des destinataires que le livre en prose peut bien éviter. Par le choix d'une voix prophétique —du poète Éléate instruit par Vérité elle-même, ou du poète d'Acragas qui est theòs ámbrotos, oúketi thnetós, "dieu immortel, non plus mortel",[10] les poèmes de Parménide et d'Empédocle essayent de convaincre leurs destinataires d'une vérité nouvelle et difficile à comprendre, mais incontrovertible.[11] Bien différent le proteste du du poète Xénophane. Bien qu'il se serve d'une terminologie traditionelle, il vise les récits traditionelles:
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Mais ce rejet presque totale de la tradition mythologique, anthropomorphe, par le philosophe de Colophone ne le conduit pas à opposer deux sortes de récits, le raisonnement philosophique et la tradition mythologique: plutôt, en sauvegardant la situation traditionelle de l'énonciation, le symposium, il propose de substituer un contenu (celui du mythe, c'est-à-dire de la poésie, anthropomorphique) par un autre (celui de ses propres poèmes avec leur nouvelle théologie et mythologie).
Aussi longtemps que la poésie philosophique s'arroge le même statut que la poésie mythologique ou ne veut que la substituer dans le même cadre d'énonciation, et aussi longtemps que la prose philosophique ne s'oppose pas à la poésie mythologique (événement inconcevable dans la situation de la production littéraire de l'âge archaïque), il n'existe pas de raison pour que le récit traditionnel, "le mythe", soit perçu comme genre narratif spécifique.
C'est avec les historiens que le changement commence. Hécatée essaie de passer en crible les mythes traditionnels, pour en tirer de l'histoire en réduisant leur éléments phantaisistes à des récits vraisemblables: voilà maintenant le premier écart entre mythe et histoire, au nom d'une vérité qui se veut historique, c'est-à-dire réaliste et plausible. Hérodote le suit —mais ni chez l'un ni chez l'autre cela entraîne un choix de terminologie nouvelle: le mythe se pense donc toujours comparable à l'histoire. Quand mûthos apparaît comme terme spécifique chez Hérodote —et le mot y apparaît bien—, ce n'est pas pour l'opposer aux récits traditionnels qui restent des lógoi, mais pour désigner des informations absurdes et incroyables, comme celles sur les origines de l'inondation du Nile.[13] Ce n'est que Thucydide, une génération plus tard, à appeler muthôdes ces éléments traditionnels qu'il ne veut pas accepter et à accuser les poètes et les historiens ses propres devanciers d'avoir introduit le muthôdes ou à cause de la distance temporelle des événements racontés ou par la volonté des narrateurs de plaire un grand public: les récits qui contiennent "quelque chose de mythique", le muthôdes, sont donc des récits qui parlent d'un passé lointain et qui sont racontés par les poètes. Mais "des récits poétiques sur un passé lointain", cela semble bien une première description de ce que nous appelons le mythe, au moins le mythe héroïque; la mythologie théogonique et cosmogonique n'y entre pas. Mais de nouveau cela ne réduit pas la tradition mythologique à néant, c'est plutôt une exhortation à traiter cette tradition de manière critique, comme Thucydide l'avait bien démontré dans son archéologie, et comme Plutarque va le demander dans la préface de sa «Vie de Thésée»: au cours de son travail, l'historien peut aboutir dans des zones tellements éloignées dans le temps comme ces régions dans l'espace que les géographes laissent blanches à cause de leur distance spatiale. Il faut donc soumettre ces éléments mythiques (tò muthôdes) à la force purificatrice de la raison pour leur donner un aspect d'histoire.[14] La manière historique de penser la mythologie héroïque, qui a été inaugurée par Hécatée et rendue plus précise par Thucydide, continue donc jusqu'à l'âge des empereurs.
Pour revenir aux philosophes: c'est chez Platon où l'opposition systématique entre lógos, le procédé dialectique, et mûthos, le récit traditionnel, se retrouve pour la première fois. Cet opposition s'encadre dans l'ontologie platonicienne: le raisonnement logique, la méthode philosophique kat exochén, concerne le monde inaltérable des formes éternelles, tandis que le mythe traite du monde des changements —du destin de l'âme après la mort et de la création du monde:
"Ne t'étonne donc pas, Socrate, disait Timée, si nous ne sommes pas capables d'offrir des raisonnements consistantes et parfaites sur bien des choses, les dieux et l'origine du monde; mais si nous en offrons néanmoins de récits plausibles, il faut les aimer et réfléchir que moi et vous, nous avons une nature humaine, de sorte qu'il nous faut accepter le mythe plausible (tòn eoikóta mûthon) et ne plus chercher au-delà de ceci."[15]
Si l'on compare cela à Thucydide, l'on perçoit aisément l'appréciation changée: mûthos n'est plus simplement le récit que l'on rejette, c'est du mode d'expression nécessaire au philosophe sur les aspects du monde —changeant, toujours en mouvement— que la dialectique ne sait pas analyser, ou sur les aspects où la philosophie, pleine de scrupules religieuses, renonce à son désir de savoir de plus. Cela n'implique pas que toute la poésie traditionnelle sera admise et légitimée: de nouveau, la poésie doit satisfaire à des exigences moralisatrices très strictes —mais une fois admis dans la cité, ces mythes sont censés des moyens d'éducation tout à fait utiles:
"Nous persuaderons les nourrices et les mères de raconter à leurs enfants ces mythes (mûthous) qui nous avons admis, afin de former leurs âmes avec les mythes bien plus que les corps avec leurs mains —mais des mythes racontés aujourd'hui, il faut que nous en rejetons la plupart."[16]
Dans tout cela, il y a une présupposition quasi axiomatique: ces récits sont d'une antiquité considérable. Thucydide sait que ce son des "choses anciennes", et qu'ils ont été "soumis au fabuleux à cause du temps passé".[17] Platon définit la muthología, la "narration de mythes", comme "la recherche des choses anciennes",[18] et il fait attribuer aux Lacédaimoniens un grand amour pour "les familles des héros et de hommes, pour les descriptions, comme on fondait des cités dans l'antiquité, et pour toute archéologie" —bref, comme le remarque Socrate, pour le muthologeîn.[19] Selon Aristote, les mythes contiennent le savoir d'une génération bien antérieure à son temps, même d'une civilisation précédente.[20] D'autre part, ces sont, pour la plupart, des récits des poètes. Déjà Xénophanès attaqua Homère et Hésiode à cause de leur récits sur les dieux; en rejetant les poètes, Platon rejette les muthopoioí. Cela ne veut pas dire que les poètes sont les seuls à raconter des mythes: les logographes racontent aussi des mythes, Hippias les raconte aux Spartiates, les nourrices et les grand-mères aux enfants, et même les jeunes tisserandes se racontent des mythes pour passer les temps. Un des problèmes qui se pose vis-à-vis de cette pluralité des raconteurs —celui de la relation entre les poètes et le reste des raconteurs— est résolu par Platon qui oppose, dans la République, deux genres de mythes, les mythes majeurs, racontés par les poètes, et les mineurs que racontent les grand-mères, etc.: les mythes majeurs ont de l'autorité et de légitimité, les mythes mineurs en dérivent.[21] Il semble donc que les poètes sont les inventeurs des mythes —inventeurs dans le sens que la poétologie grecque attribue toujours à l'invention: elle n'est pas forcément une création toute nouvelle, mais aussi l'usage d'une tradition antérieure, préexistante.
C'est donc depuis le IVe que mûthos désigne un genre spécifique de narration traditionnelle; et c'est la théorie rhétorique hellénistique qui va le définir, de manière assez uniforme; on va voir que dans cette tradition, l'origine lointain dans le temps ne joue aucun rôle, tandis que les poêtes sont établis fermement et sans exceptions comme les créateurs et les raconteurs des mythes.
Les définitions rhétoriques nous proviennent de deux types de sources —des rhétoriciens grecs de l'époque impériale, et d'une tradition rhétorique katine déjà républicaine; bien que les Romains s'orientent aux sources doctes grecques, il y existent des différences dignes de notice.
D'abord les Grecs. Toutes nos sources sont d'accord que le mûthos, c'est la fiction, le mensonge. Les textes nous proposent une simple bipartition des récits, entre diegéseis muthikaí et diegéseis istorikaí —les récits fictifs et öes récits vrais.[22] Seulement un part des théoriciens propose une seconde bipartition, entre des mythes qui sont des mensonges purs et simples (pantelôs pseudés) et les mythes fictifs mais néanmoins dignes de crédit (pithanós);[23] les autres, à commencer par le professeur Élius Théon de Smyrne, ce contemporain (vraisemblablement) de l'autre professeur plus fameux, Quintilien, définissent mûthos comme "un récit fictif qui est un image de la vérité", lógos pseudès eikonízon alétheian.[24] Dans cette perspective, les mythes ont un but précis: ils donnent des conseils pour mener bien la vie —les meilleurs mythes, ce son les fables d'Ésope avec leur simple vérité cachée sous une surface improbable— idée qui se retrouve aussi, en dehors des rhétoriciens, chez Philostrate dans sa Vie d'Apollonius de Tyane.[25] On voit donc: pour ces professeurs, le mythe est un récit qui ne doit pas être pris au pied de la lettre: chaque mythe a besoin d'une interprétation allégorique.
De l'autre côté, les orateurs et professeurs romains, de Cicéron et du Rhéteur inconnu qui adressa son petit livre à un certain Herennius, jusqu'à Isidore de Seville,[26] s'accordent plus ou moins avec les Grecs, du moins avec ceux qui proposaient une tripartition entre historía, pithanón et mensonge. Les Romains proposaient une tripartition comparable des récits, entre historia (ce qui s'est vraiment passé), argumentum (ce qui ne s'est pas passé, mais qui est vraisemblable) at fabula (muthikón) (ce qui ne s'est pas passé et est invraisemblable). C'est donc toujours le degré de vérité (ou de fiction) qui différencie les trois genres —le mythe (fabula) étant le plus éloigné de la vérité et du réalisme. En même temps, ces trois catégories sont coordonnées à des genres littéraires, historia à l'histoire, argumentum au drame (et plus tard au roman), fabula à la poésie (surtout épique). —Cette catégorisation introduit une évaluation assez simpliste mais qui plaira surtout au chrétiens: mesurée par le contenu de vérité, le mythe, la fabula est rejetée comme du mensonge pure. La renommée de Cicéron, de Quintilien et d'Isidore garantissent la transmission de cette définition (avec son appréciation négative) au Moyen Âge, et jusqu'aux moralistes de l'époque des lumières.
En dehors de la tradition rhétorique, il y a de systèmes plus complexes encore. Le plus intéressant provient de Macrobe, de son Commentaire au Songe de Scipion [27] —un texte d'une portée difficile à sous-estimer, à cause de la position de l'auteur à cheval entre les traditions philosophiques anciennes, grecques surtout, et ceux de l'érudition médiévale.[28]
Macrobe commence par une étymologie de fabula qui le fait fermement rejoindre l'opinion générale qui avait formé le point de départ déjà pour la rhétorique hellénistique: fabulae, quarum nomen indicat falsi professionem ("les fables ou mythes, dont le nom indique un discours sur le faux" —le substantive fa-bula étant apparenté au verbe fal-lere, comme avai déjà pensé Varron);[29] puis, il propose un théorie sur l'origine qui est, en même temps, une théorie sur la fonction des mythes: les fables on été inventées (repertae) ou pour le plaisir ou pour la communication de quelque chose d'utile. Ctte bipartition de fabula —récit seulement agréable, et récit utile— est suivie d'une explication: les fables purement agréables, ce sont celles de Ménandre et de ses imitateurs (latins, on pense, donc Térence avant tout), et de Pétrone et d'Apulée: c'est donc, de manière assez surprenante, la comédie gréco-romaine et le roman latin, romain: est-ce qu'on ne lisait pas les romans grecs en Occident?[30] Dans le champs des fables utiles, Macrobe introduit une seconde bipartition. Il y a des fabulae qui sont des fictions pures, et il y a d'autres qui sont fondées dans un réel mais qui sont développées de façon phantaisiste. Cela semble, de prime abord, reprendre les théories grecques sur les mûthoi qui sont ou "totalement fictifs" ou "fictifs mais digne de crédit", mais Macrobe le comprend autrement: les fabulae purement fictives sont les récits d'Ésope ("illustres par l'élégance de la fiction"), tandis que celles qui sont fondées sur un réel et qu'il faudrait appeler non fabulae mais narrationes fabulosae, "récits fabuleux", sont les mythes rituels (caerimoniarum sacra), les théogonies d'Hésiode et d'Orphée, finalement les récits mystiques (mysticae) des Pythagoriciens. Parmi ces deux genres, la philosophie n'accepte que le deuxième, où il faut de nouveau introduire une bipartition —il existe des narrations fabuleuses qui voilent la vérité sous des turpitudes (par exemple toute la mythologie de Saturne), et d'autres sous un aspect pieux et pure (comme le mythe d'Ér chez Platon ou celui de Scipion chez Cicéron)— ce n'est que la seule manière qui soit digne de la philosophie et dont la philosophie fait usage aussitôt où elle traite de choses qui "ne sont pas seulement plus grandes que la parole, mais même que la pensée humaine".[31] Toute cette dérivation aboutit donc dans la distinction entre une mythologie poétique qui n'est pas digne d'un philosophe, et une mythologie philosophique exercée déjà par Platon.
Ce passage contient, à la fin de l'antiquité, une sorte de résumé de la pensée antique sur le mythe, mûthos, fabula. On est d'accord que son argument générale doit provenir du commentaire (perdu) de Porphyre sur la République platonicienne, dans lequel Porphyre avait répondu aux critiques de Colotès, disciple belliqueux d'Épicure; Colotès avait pensé qu'un philosophe ne devrait pas inventer des mythes, "comme nulle fiction conviendrait à ceux qui professent la vérité":[32] c'est donc la tradition du néoplatonisme grecque qui se reflète ici. Mais bien de détails s'accordent avec la tradition des rhéteurs, comme on a vu.
De cet résumé, il faut encore une fois souligner les trait saillants. D'abord: la fabula est une fiction, inventée par un auteur; sa superficie narrative est fausse, mais elle voile un vérité plus profonde —c'est bien l'avis des rhéteurs aussi, de Théon à Aphtonius (au IVe siècle) et à ses commentateurs tardifs. Puis: fabula comprend une série de récits que nous avons l'habitude de tenir bien à l'écart l'un de l'autre:
= les fables d'animaux (que quelques-uns pensent les meilleurs mythes parce qu'elles ne voilent que légèrement une vérité moralisatrice);
= les mythes étiologiques qui expliquent les rituels (remaruqe assez surprenante et qui ne trouve point de para llèle dans la littérature antique);
= les mythes théogoniques et cosmogoniques d'Hésiode et d'Orphée (c'est-à-dire des traditions qui pour nous sont bien séparées, celle, de provenance orientale, de la poésie hésiodique, et celle, artificielle et novatrice, des poèmes dites orphiques) aussi bien que les instructions mythologiques, cosmologiques leus aussi, des Pythagoriciens;
= et finalement les mythes philosophiques, inventions et bricolages récentes de Platon et de se successeurs et imitateurs.
On voit bien que les découpages antiques sont différents des nôtres. Pour nous, de tout cet assemblage appelé ou fabula / mûthos ou narratio fabulosa / diégesis muthiké, le terme mythe ne recouvre que (a) les récits étiologiques et (b) la Théogonie d'Hésiode, tandis que nous écartons déjà les poésies d'Orphée et de Pythagore, pour ne pas mentionner Ménandre, Pétrone, Ésope et Platon. Et même si nous suivions plutôt Macrobe (et sa source grecque) en séparant les narrationes fabulosae des fabulae, des mûthoi proprement dits, le découpage ne deviendrait pas non plus le nôtre: du côté de mûthoi, Macrobe range les oeuvres poétiques de Ménandre, de Pétrone et d'Ésope, tandis qu'il met les récits étiologiques, théogoniques et philosophiques de celui de la diégesis muthiké. Le critère de Macrobe est celui de la relation à une réalité, tandis que le nôtre est l'invention poétique: les récits étiologiques et les poèmes hésiodiques —les seuls mythes pour nous— ne sont pas inventés par leurs auteurs, mais articulent une tradition antérieure. Il faut revenir sur les problèmes de ce découpage moderne.
La tradition rhétorique de Cicéron à Isidore d'un côté, et la lecture philosophique de Macrobe de l'autre perpétuèrent cette notion de fabula / mythe comme invention poétique qui est ou repréhensible et condamnable ou qui a besoin d'une lecture allégorique. Le Commentaire au Songe de Scipion fut un likvre très important pendant presque tout le Moyen Âge, de Bède jusqu'au XIIIe siècle.[33] Du passage macrobien sur les fabulae, Jean Scot Érigène dérive sa réfutation de la doctrine sur la migration de l'âme présentée par le même Macrobe;[34] et le même passage forma la base, chez les philosophes de l'École de Chartres (Guillaume de Conches, Bernard Silvestre et Alain de l'Île), pour formuler une théorie sur l'allegorèse, sur les indumenta des fabulae qu'il faudrait percer pour retrouver la vérité cachée au-dessous; Guillaume expliqua la vérité contenue dans les mythes étiologiques —les narrationes fabulosae qui traitent, selon Macrobe, des caerimoniarum sacra— par une interprétation allégorique de rites bachiques, qui en dérivent des contenus chrétiens.[35]
3. LA RÉINVENTION DE MYTHUS AU XVIIIE SIÈCLE
Une fois arrivé au Moyen Âge chrétien, cette façon de concevoir les fabulae persista: les fables —c'est-à-dire les mythes aussi bien que les poèmes théogoniques postérieurs et les fables d'animaux— étaient bien considérées comme des inventions poétiques, mais qui pouvaient voiler des vérités théologiques et philosophiques. Les platoniciens de la Renaissance n'éprouvèrent guère de difficultés à suivre ces propos.[36] La découverte de nouveaux civilisations n'en changea pas grandes choses d'abord, elle n'apporta que de nouveaux récits fictifs sur des dieux, des monstres et des merveilles que l'on pouvait comparer aux récits des Grecs et des Romains et ensuite classifier comme fabulae.[37] Mais lentement, ces découvertes apportèrent des modifications à la façon dont on pensait la mythologie ancienne. D'abord, elles contribuaient à changer la sémantique de fabula —les récits poétiques et les mythes philosophiques, dorénavant au centre des fabulae, mais introuvables chez les peuples sauvages, cessèrent d'y appartenir, et seuls y restèrent les fables théogoniques et étiologiques et les fables d'animaux: La Fontaine n'hésita pas, en 1668, d'appeler ses créations poétiques simplement des Fables.[38] Puis, en comparant les mythes gréco-romaines et les fables des peuples "primitives", on arriva au rejet de l'allégorèse: comme les fables des anciens avaient le même caractère que celles des sauvages, on ne devait plus attendre dans celles-ci une vérité sublime, mais cachée. Quand, vers la fin du XVIIe siècle, Bernar le Bouvier de Fontenelle écrivit son traité justement célèbre, Sur l'origine des fables (publié en 1724), il souligna l'absurdité et la grossièreté des fables, même de celles des Grecs; en même temps, il réduisit le terme de "fable" aux seuls récits sur les dieux, les héros et les monstres.[39] Mais surtout, il ne songea plus d'y retrouver, sous une surface phantaisiste, une vérité éthique cachée. De la comparaison des mythes grecques aux mythes des peuples sauvages, que l'on pensait très proches à la condition de la humanité première, on tirait la conclusion que les fabulae dérivaient de ce premier âge de la race humaine et qu'elles n'avaient point subies de grandes transformations dans le développement de la civilisation humaine. La seule philosophie donc qu'on pouvait y retrouver fut ce que Fontenelle appela "la philosophie des premiers temps": ces récits ne servaient qu'à "rendre raison des choses naturelles", et aussi, plus tard dans le développement de l'humanité, à "conserver les choses dont les Nations se faisaient honneur", leur histoire, comme mémoire collective. Les fables ne transportaient plus une moralité voilée, mais elles expliquaient, de façon infantile, la nature et l'histoire; la polémique de Fontenelle ne visa pas l'absurdité des mythes commes mythes, comme Detienne le pense, mais de l'allégorèse philosophique.
Dans ce raisonnement, l'origine temporelle des mythes, oubliée par les rhéteurs et les philosophes anciens et leurs continuateurs médiévaux, commence à jouer un rôle important. Soudainement, on se souvenaient de l'opinion répandue, d'Hérodote à Aristote, que les mythes étaient surtout des récits très anciens. Ce fut cette origine lointaine qui expliaquait les parallèles étonnantes des mythes grecques avec les récits des sauvages: on l'expliquait par des théories diffusionistes qui devenaient très populaires au XVIIIe, depuis les deux magnifiques volumes du Père Lafitau, mais qui avaient des devanciers aux XVIe et XVIIe siècles.[40] La fabula, qui, comme invention des poètes, fut bien située par les rhéteurs dans un passé assez proche ou même dans un présent immédiat, retrouvait ses sources anciennes.
Pour Fontenelle donc, la fable (fabula) resta toujours une fiction —mais ce ne fut plus une fiction poétique, inventée pour mieux enseigner des vérités profondes, ce fut une fiction qui résulta de l'incapacité des premiers hommes à formuler un discours autre que mythique. Le mythe devint donc un discours radicalement dévalué qui ne contenait plus de la philosophie, mais des informations sur la nature et l'histoire. Les limites du champs sémantique de fabula s'étaient approchées à celles de notre terme de "mythe". Fontenelle ne mentionne pas les fables d'animaux, qui, bien sûr, ne furent point des inventions de premiers temps et que l'on devait donc écarter du monde des fables propres.
C'est ici que l'inventeur du terme moderne de "mythe" prenait son point de départ, Christian Gottlob Heyne, professeur de philologie grecque à Göttingen.[41] Dans toute une série de traités, publiés entre 1764 et 1807, il proposa sa propre théorie des fables "ou, comme je préfère de les appeler, des mythes".[42] Mythes —mythi— fut donc un terme à lui, formé par Heyne dans un latin savant et d'après le terme grec ancien mais qui n'avait pas entré le latin ni ancien ni médiéval. De Fontenelle, il continua la sémantique: les mythi ne furent que les récits —ceux des Grecs, mais aussi ceux d'autres peuples, des Indiens cultivés aussi bien que des sauvages américains— sur les dieux et les héros (la fable d'animaux n'y entre plus). Et Heyne fut d'accord avec Fontenelle en ce qui regardait le contenu des mythes: il n'existe que deux genera mythorum, le genus physicum, le mythe qui explique la nature, et le genus historicum, celui qui retient la mémoire des événements du passé; un troisième genre, le genus poeticum, est bien plus tardif et résulte d'une combinaison des deux premiers genera. La forme spécifique de ces mythi résulte, comme chez Fontenelle, du grand âge de ces récits: ils avaient été racontés par les premiers hommes, dont la pauvreté linguistique et l'incapacité pour une pensée abstraite avaient créé les mythes par simple nécessité. Ce qui distingue Heyne de tous ses prédécesseurs, Fontenelle y inclus, c'est l'appréciation des mythi: ce ne sont point des absurdités grossières, ce sont des document vénérables du passé de notre race, témoins d'une première phase de la pensée humaine. Il s'en suivit pour Heyne que les mythes ne pouvaient plus être soumis à une interprétation allégorique: ils étaient des symboles dont la relation avec le réel est bien moins claire et unilinéaire que dans le cas de l'allégorie. Bien que, dans l'interprétation actuelle des mythes, Heyne pratiquait toujours plutôt l'allégorèse,[43] il fut le premier à introduire la notion d'une lecture symbolique des mythes: de telle manière, il s'opposa au moins sur un niveau théorique à l'allégorèse courante. Les penseurs idéalistes (comme Carl Philipp Moritz) et romantiques (donc quelques-uns, tels les frères Grimm ou les Humboldt, avaient suivi ses cours à Göttingen), développèrent cette interprétation symbolique, aussi dans le sens de la différenciation entre allégorie et symbole du à Kant. Et c'est bien pour souligner cette appréciation nouvelle que Heyne créa le mot mythus qui, dans le discours savant, vite remplaça celui de fabula.
4. LES CONSÉQUENCES POUR LE DÉBAT SCIENTIFIQUE
Le terme et la conception de mythe dans notre culture s'est donc développé en deux phases.
(I) La constitution, au cours du VIe et du Ve siècles, de genres d'énonciation affirmant une vérité philosophique ou historique faisait de la narration traditionelle, "mythique", un genre de texte que les poètes racontèrent et qui était d'un âge vénérable, mais d'une vérité douteuse. Les philosophes et les rhéteurs furent d'accord de regarder les mythes comme des fictions pures et simples, mais qui, au moins dans les yeux d'un groupe d'interprètes, voilaient des vérités au-dessous un superficie trompeuse. Avec quelques oscillations (on n'insistait point sur l'âge des fables, mais préférait souligner leur statut ontologique de fiction), cette conception restaient valide jusqu'à l'époque des grandes découvertes.
(II) L'influence des mythologies autres qu'européennes conduisit à repenser les problèmes de l'allégorèse et de l'origine des mythes. Fontenelle formula le premier la nouvelle théorie, mais continua l'appréciation négative; Heyne créa le nouveau terme pour exprimer la rupture totale avec cette appréciation. Dès ce moment, la pensée européenne s'occupe des mythes, non plus des fables, et elle essaie de les lire dans un allure symboliste.
On peut tirer deux conclusions de cette discussion —l'une en ce qui regarde "mythe" comme terme de la science des religion, l'autre en ce qui concerne l'application de cette terminologie dans la science des cultures anciennes.
Il est évident que la notion de mythe est un produit du développement intellectuel européen des trois siècles derniers, c'est-à-dire plus ou moins de l'âge moderne. De cela découle une question pas encore posée de façon vraiment décisive: ces récits des autres cultures —des cultures ethnologiques aussi bien que des cultures littéraires, comme celles de l'Inde ou du Japon—, est-ce qu'ils répondent vraiment à cette notion? Le terme de mythe, est-il vraiment capable de d´crire ce que sont ces récits dans leurs cultures —et dans quelle mesure l'usage de notre terminologie apporte des altérations aux faits? A juger par le succès de Claude Lévi-Strauss, l'usage de la terminologie européenne est légitime. Mais on aimerait en savoir les limites: les difficultés bien connues que l'on éprouve en cherchant une définition de mythe qui convienne à toute culture, existante ou passée, et à toute communauté de chercheurs, renforcent le soupçon que l'uniformité globale et fondamentale est hypothèse heuristique plutôt que réalité.
Plus intéressantes encore kes conséquences pour l'antiquité. On a vu comment les notions anciennes de mûthos, celles des rhéteurs et celles des philosophes, son différentes de celles des modernes —pour nous qui suivons Fontenelle, Heyne et les romantiques, le mythe n'est ni invention des poètes ni allégorie, il ne comprend ni les fables d'animaux ni les romans et les drames anciennes, il est un récit traditionnel sur les dieux, les héros, les daímones, qui ne peut pas avoir d'auteur, et qui trascende la réalisation textuelle individuelle: dans cette perspective, l'Iliade, l'Odyssée, la Théogonie, ne sont pas des mythes, ce sont des oeuvres formulées à la base de mythes —ce qui constitue une notion incompréhensible pour un Grec our Romain. La tradition orientale, du reste, serait plus facile à comprendre: bien qu'elle présente des longs textes, ces textes n'ont pas d'auteurs, il y a seulement les générations de copistes consécutifs, du 3e millénaire à la bibliothèque d'Assurbanipal.
Encore plus compliqué le cas des poèmes d'Orphée, de Musée, d'Eumolpe: on a coutume de les regarder comme des inventions tardives qui ne méritent point de ranger parmi les mythes —bien que les théogonies orphiques commencent au Ve au plus tard, et que ces poésies véhiculent aussi des traditions, quélles ne soient pas des créations ex nihilo, et que nous ne sachions rien de leurs auteurs: Hésiode est un personnage bien mieux connus que l'auteur d'une théogonie orphique.[44] Même le rôle que les récits orphiques jouaient dans les cercles restreints des initiés bacchiques semble bien comparabl au rôle des récits mythiques dans la société grecque. Dans cette perspective, on comprend encore mieux pourquoi ni les cosmologues présocratiques ni les rhéteurs marquèrent une distance entre Hésiode et la cosmologie philosophique: les deux récits ne se laissent pas séparer.
Mais c'est surtout les cultures hellénistiques et romaine où les définitions anciennes aident à mieux comprendre la pensée ancienne sur les mythes. Ce sont des cultures bien éloignées de leurs origines archaïques, des cultures foncièrement littéraires, dans lesquelles le mythe comme récit traditionnel, transmis de bouche à oreille, ne joue plus grand rôle. Dans sa place, on retrouve des lectures de récits traditionnels d'après des sources littéraires. Bien que les catégories des anciens ne soient pas toutes compatibles entre elles-mêmes, on comprendra en les prenant au sérieux, l'unité foncière de mûthos/fabula comme récit fictif qui embrasse, dans une perspective vaste, toutes les créations des poètes, de l'épopée homérique à travers la tragédie d'Euripide et la comédie ménandrienne aux romans de l'antiquité tardive. Dans cette unité, on ne distingue pas l'invention pure de la variation et la manipulation raffinée d'un thème traditionnel: une telle distinction ne fait point de sens dans une société littéraire qui véhicule des traditions, dans le roman aussi bien que dans la tragédie, et pour laquelle "invention pure" n'est point un valeur. Sous cet aspect, on comprend même la contiguïté entre les Métamorphoses d'Ovide et celles d'Apulée. On voit aussi que notre découpage coupe à travers les personnages que nous dirions mythiques: Thésée peut aussi bien appartenir à un récit historique (tel le synécisme attique) qu'à un récit "mythique" (telle sa catabase). Si l'on veut faire des distinctions à l'intérieur de ce vaste espace narrateur, on suivra Macrobe et séparera les genres qui ne permettent pas l'allégorèse (le drame, le roman, où la narration de thèmes "mythiques" sert à des buts poétiques) de ceux qui la réclament et où la narration mythique a un but philosophique et didactique, surtout moraliste. Ce découpage ne se soucie pas non plus des personnages: Thésée, qui a déjà fait par de l'histoire comme synéciste, peu appartenir à la fabula pur dans une tragédie d'Euripide, mais aussi à une narratio fabulosa, comme fondateur de tel culte athénien.
Cela aurait le grand avantage de faire comprendre mieux pourquoi les auteurs anciens —qu'il soit Virgile ou Ovide, ou qu'il soit un historien ou un de ces "Schwindelautoren" ridiculisé et détesté par les philologues modernes— n'éprouvent point d'hésitation à inventer un mythe étiologique là où la tradition n'offre rien de satisfaisant:[45] cela ne se fait pas par mauvaise volonté, mais dans le cadre d'une théorie qui ne juge pas la fabula par son originalité et son âge, mais seulement par sa fonction. Dans cette perspective, on peut aussi bien inventer un mythe étiologique que l'on invente une fable d'animaux; dans les deux cas, du reste, cette invention se fait très souvent par le bricolage avec des éléments traditionnels.
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